Jour 9: Ploeuc-sur-lié
Mardi 22 octobre am.
Gros 48 h.
Samedi, je me lançais dans mon vide. Me diriger vers une ville où je n’ai pas de contacts, avec la ferme intention de trouver quelqu’un pour m’héberger. Je dis « mon vide », parce qu’il y a probablement plein de gens à qui cela ne donnerait pas le vertige. J’avais vu juste en me dirigeant dans un événement de conte, mon titre de conteur m’a servi de passeport pour engager des conversations. Celui de voyageur également. Rapidement, une dame, Christiane, m’a offert un gîte pour quelques jours à Morlaix. Plus qu’il ne m’en fallait.
Avant d’éteindre, je lui raconte une histoire, une toute petite. Je remarque le soins que j’y met. Conter est un geste d’amour. Envers l’autre et envers ce qu’on a à raconter. Ce soir, cette dame vivant seule a fait confiance à un voyageur en lui offrant un toit. Il est facile d’y mettre tout mon coeur. Qu’en est-il d’un public qui vient s’assoir pour voir 4-5 conteurs d’affilé en échange de quelques dollars lors d’un festival, ou d’un élève qui n’a pas le choix de m’écouter tant que la cloche de récréation n’a pas sonné? Je crois que le temps seul, que quelqu’un met à recevoir une histoire, mérite tout notre soin.
Le lendemain matin, dimanche, je me dirigeais vers Huelgoat en stop. J’ai compris que les petites routes étaient largement plus faciles à emprunter pour le stop. Je n’ai pas attendu plus de 2 voitures à chaque arrêt pour trouver un nouveau chauffeur. Ce pays va me plaire. Je conçois plus facilement que quelqu’un d’ici puisse se dire « tiens, pourquoi ne pas faire le tour du monde en stop!? »
Arrivé à Huelgoat, je fais une pause pour prendre un café; j’ai rendez-vous dans 1h avec Samuel, le conteur qui a dirigé mon choix de voyage vers la Bretagne. Quelques gorgés plus tard, je reprends la route vers notre point de rendez-vous. En chemin, je passe par des sentiers boisés où je constate la différence de la végétation avec le Québec. Ici, tout est recouvert soit de mousse, soit de lière. Tout. Les forêts semblent avoir mile ans.
Je ressors de la forêt par un petit stationnement et presse le pas, je suis un peu en retard. Puis un véhicule pressé de prendre un virage, lui aussi en retard, s’immobilise à côté de moi: Samuel. Porte qui s’ouvre au ralenti, sac à dos tombant au sol en quelques rebonds, bras grands ouverts, de grandes enjambées: deux individus s’élancent l’un vers l’autre dans une course lunaire pendant que quelques animaux (avec mousse) observent la scène en broutant l’herbe au bord du chemin. Metez la musique de votre choix.
Une accolade plus tard, nous voici en route vers une fête à laquelle Sam a été invité pour conter à Huelgoat. On fait un stop chez des boulangers qui cultivent eux-mêmes leur grain, font leur farine, puis leur pain. Ensuite, arrêt pour dîner chez des amis de Samuel qui viennent de racheter une vieille maison pour la rénover. 200-300 ans d’âge, un classique retour à la terre ici.
À partir du moment où je fais des rencontres accompagné de Samuel, je découvre une nouvelle Bretagne. Celle qui parle breton. Lui-même a dû faire un stage de quelques mois chez un vieux papi pour l’apprendre, cette langue qui a été opressée par le colonialisme français. Parler le Breton, c’est résister. C’est rappeler à quiconque que ceci n’est pas la France, mais la Bretagne. Comme une mousse qui envahirait la vaine tentative de tout raser.
Sam revient d’un voyage de 3 ans autour du monde. Son histoire n’a rien à voir avec la mienne sinon qu’il a quitté une vie « ordinaire » lorsque le voyage et le conte se sont emparés de lui. Cette semaine, je serai « stagiaire » chez lui, pour découvrir sa manière de voyager, au fil des Hommes. Je sais que j’aurai à cogner à une porte dans quelques jours pour trouver un logis, alors mes questions sont précises et pratiques. À partir de quelle heure cognes-tu? Vers quel genre de maison vas-tu? Combien de maisons d’affilée t’ont refusé l’hospitalité?
Te souviens-tu de ta première maison?: Vaguement. Le geste lui avait semblé naturel, intuitif, alors que ma tête, moi, est pleine de doutes et d’analyse. J’ai l’impression que ma manière d’appréhender l’événement est celle qu’auraient beaucoup de personnes qui lisent ces lignes. Mon malaise est fait de gêne, de peur du refus, de conventions. J’entends trois chiens enragés au bout de leurs chaînes entre moi et cette première porte. Ce qui m’effraie, ce n’est pas de cogner à la porte… c’est de m’y rendre.
Je me connais, le seul moyen d’aller vers quelque chose qui me fait tant hésiter, c’est de ne pas me donner le choix. Pas de plan B. Il faut que je me mette dans la marde, comme dirais poliment l’expression « se jetter dans la gueule du loup . Bonus: avoir des gens qui me regardent, vous.
Est-ce du courage de faire quelque chose sans avoir le choix, je crois que non: c’est de la survie, et c’est cette force que je vais utiliser. Ensuite, après la première porte, ce sera facile. Chacun ses mécanismes, chacun ses rites de passage.
Au fil des discussions et de la planification de la semaine que Sam et moi passerons ensemble, nous convenons d’une chose: ce sera mardi (ce soir) que j’irai cogner à ma première porte. Ensuite, nous pourrons en discuter. Ensuite, nous serons frères.
Pourquoi cette première porte m’attire-t-elle autant? Je me pose cette question pour une première fois ce matin, les pieds sur la pierre de la cheminée de Samuel Allo qui avait cogné a la mienne il y a cinq ans. Je me pose cette auestion à quelque chose comme 4000km de chez moi. C’est un peu tard pour se poser la question. Puis soudain les larmes coulent avec la réponse. Moment d’épiphanie. Parce que j’aime le conte. C’est l’une des plus belles choses que je n’ai jamais touché. J’en ai fait un métier, mais j’ai envie d’en faire une vie. Tenter de servir le conte au moins autant que je me sers de lui pour vivre. Être son porteur, son instrument. Sentir que je participe à quelque chose de plus grand que moi. Si l’humanité s’arrête bientôt, elle aura été belle pour quelques raisons et le conte en fait partie.
Je quitterai la maison de Sam dans quelques heures. D’ici là, je parfais mon art de la galette de sarrasin.
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