Colportage - tournée en Bretagne 2019

Jour 41: Jersey

1766, Charles Robin débarque en Gaspésie en y posant un regard unique: il y voyait un empire. Profitant de la précarité des actuels habitants, des « réfugiés » acadiens, il installe un système de crédit qui maintient son « cheap labour francais » dans une pauvreté perpétuelle. Pas d’écoles ou de terrains, on ne veut ni gens instruits ni des agriculteurs: on veut des pêcheurs dépendants de la Compagnie. Heureusement, on ne reverrait plus ce genre de modèle de nos jours, sinon on serait en droit de se questionner sur notre manière « d’avancer ».

Cette histoire, je l’ai raconté des centaines de fois lors de mes soirées de contes; bref contexte dans lequel mes légendes se campent. Des pêcheurs acadiens ayant des démêlés avec la Robin. Blanc et noir; le bon et le méchant; réponse trop simple à une question plus compliquée. Cependant, il y a deux ans, une conteuse bretonne de passage en Gaspésie m’a fait réaliser une chose importante: le conteur ne doit pas juger ce qu’il raconte, il est là pour témoigner. Mais alors, comment ne pas juger Charles Robin? Le faire passer d’enfoiré de première, limite esclavagiste, à humain luttant pour son bonheur? Une partie de ma réponse se trouve à Jersey: comprendre d’où il vient, le revoir humain. Pour le raconter de manière plus aimante, plus juste.

J’ai donc décidé de profiter de ce voyage en Bretagne pour faire un petit croche par Jersey, Île britannique située à 1 h 30 de bateau depuis St-Malo. Mauvaise planification, je réalise trop tard qu’à défaut d’avoir une semaine avant mon vol de retour pour le Québec, je n’aurai que 24h sur Jersey pour mener mon enquête. Et, évidement, je n’ai fait aucune recherche avant d’y arriver parce que je ne suis pas vraiment vaillant mais je me défendrai en disant que je suis plutôt un gars de terrain.

Mais pourquoi ne pas juste commander quelques livres à la bibliothèque de mon quartier, pour goûter un condensé de tout ce que je pourrais trouver sur Robin? Chacun sa dimension, j’imagine, mais j’ai envie d’être emporté par une quête, par des dialogues humains. J’ai envie de lire à travers la personnalité des gens de Jersey celle qu’aurait pu avoir Charles Robin. Vivre, au lieu de savoir.

Déjà, ce périple détonne complètement du reste de mon voyage. Voilà 40 jours que je déambule, de contact en contact, de maison en maison, avec presque pas de dépense et de planification. Une vision à long terme qui a une portée de deux jours environ, avec une liste de souhaits un peu flous comme « peut-être arrêter dans le village de mes ancêtres, si je passe près », aller sur l’Île Jersey », aller voir tel ami, tel musée. Là, pour Jersey, c’est autre chose: je n’y ai aucun contact, aucune recommandation, et j’ai un échéancier : le Ferry m’y emmène à sept heure samedi matin, et me ramène à treize heure dimanche. Donc tant qu’à réserver un ferry, j’ai réservé une chambre d’hôtel. J’ai presque réservé ma chambre à St-Malo pour le vendredi et le dimanche. Je me suis ressaisi, non mais, c’est quoi ce besoin de contrôle? Ironiquement, planifier m’amène à être dans le futur, et j’y suis insécure, alors j’ai besoin de me rassurer en planifiant davantage. Tant de questions et pourtant, maintenant, une seule réponse: on vera!

Tout ça commence réellement le vendredi matin, je quitte Locmélar (pour une troisième fois!) direction: St-Malo. J’avance à sauts de puce, 15 voitures environ me sont nécessaires pour arriver à parcourir près de 200 kilomètres, c’est ridicule! C’est comme si tout le monde qui m’a embarqué n’allait qu’au dépanneur pour acheter du lait. L’un de ces chauffeurs me dépose à 10 kilomètres de Saint-Potan, bourg duquel était originaire mon ancêtre Dubois, qui a traversé en Nouvelle-France vers 1600 et des poussières. Je suis près de St-Malo et la nuit ne tombe que dans 4-5 heures, j’ai le temps pour un détour. Je me place sur la petite route qui m’y mènera et je lève le pouce. Quatre voitures défilent en trente minutes, et tous les chauffeurs ont une gueule d’enterrement. Je comprends soudain mon ancêtre d’en être parti. Je laisse tomber. C’est quand même drôle de tenir plus aux traces d’un inconnu qu’à celles de ses propres ancêtres, mais leur descendants n’avaient qu’à être « nice » avec moi.

Arrivé à St-Malo, je marche dans ses rues avec une drôle d’impression. J’ai dans mon sac 40 jours d’imprévus, de rencontres merveilleuses, de confiance, 40 jours d’aventure, de vie. Soudain, tout ce que j’ai, je l’ai avec moi. L’entièreté de ce que je suis est ici. Exit mes bacs Rubbermade remplis des objets que je possède à la maison, je ne suis pas ça. Exit les diplômes que je n’ai pas. Exit les plans de vie, les ambitions, les regrets, la carrière. Je suis une boussole, qui n’a aucun tracé, que 360 degrés de latitude, magnétisé par ce qui est derrière et qui m’amène de l’avant. (Ajoutez la trame sonore de 1492, la scène où ils touchent terre, et vous aurez une idée de l’intensité de ce que j’ai vécu à ce moment-là.)

J’arrête dans un bar, les gens me paient quelques verres, me conseillent l’hôtel le moins cher du coin, et me v’la qui descend du ferry, à 7 h 30 am sur l’Île de Charles Robin, Jersey. J’ai une seule appréhension : j’imagine que Charles est ici un fantôme tombé dans l’oubli, un homme d’affaires parmi tant d’autres. Aura-t-il tant fait souffrir les nôtres pour si peu marquer les siens? Ceci dit, je veux le voir de mes yeux vus.

J’arrête dans un café, je bouffe cinq livres de protéines et de matières grasse (cuisine British) servie par des Portugais, bon pourcentage de la population, du fait qu’il y a trois générations, ils ont été du cheap labour sur l’île. Ça, je l’apprends en questionnant la caissière, et un monsieur à côté se met à me jaser de ça. L’enquête est ouverte, on a des témoins! Je leur demande s’ils connaissent un conteur dans le coin? Réflexe de voyage… Le gars me suggère la bibliothèque. J’ai un peu l’impression de contourner ce que j’étais venu faire ici en cherchant des légendes, mais tant pis. Charles est un inconnu ici.

Je fais un stop à l’info touristique, pour savoir où est la bibliothèque, et s’il y a autre chose à voir. Une dame me donne plus d’infos qu’il ne m’en faut.

Arrivé à la bibliothèque, je questionne une employée qui me refile quatre livres et deux noms de conteurs locaux. Clairement, un motif apparaît. Les gens ont envie d’aider, de contribuer. Ma quête, bien qu’un peu étrange, devient une œuvre collective. En questionnant quelqu’un, je lui donne l’occasion de faire partie d’une quête, de faire exister de la magie.

En fouillant les légendes de Jersey, je réalise que c’est la mémoire de Charles que je fouille. J’apprends qu’il avait peut-être lui aussi, peur des sorcières, du Boogieman (croquemitaine), des gobelins et du diable. Peut-être l’une de ces légendes lui a été raconté quand il était petit. Tiens, une histoire sur un petit peuple de gobelins qu’il faut déjouer pour obtenir un trésor; je souris. Charles, étais-tu venu en Gaspésie pour te raconter sans le savoir, une histoire que tu avais chéri en étant petit? Soudain, il marche à mes côtés, avec ses petits souliers d’écoliers, sa coupe champignon et son sac à dos de cuir, dans ce monde de grand financiers. Sera-t-il l’un de ces géants? Est-ce qu’on peut exister autrement, en grandissant ici? Ça va, petit Charles, vient, continue de me montrer ton monde, je ne t’en veux pas.

Je fouille un musée, raconte aux guides l’histoire de Charles, presque avec fierté. L’histoire leur est familière. Terre-Neuve, la morue. Puis les voilà : sur des plaques, les noms de Charles et de son entreprise. Des bouts de son aventure à lui. Une maquette de navire sur lequel il a peut-être mis les pieds. Pendant que Charles s’étire le cou pour bien voir le navire, j’aperçois un autre gamin à côté de lui: moi. Un petit moi, duquel je suis en train de prendre soin, en lui racontant une histoire, en faisant semblant. Un petit moi auquel j’ai dit: tiens, si on arrêtait de payer des factures pour rien, et qu’on se tapait 4000 kilomètres pour aller faire une chasse aux trésor?

Je ressors du musée, refait un stop à l’accueil touristique pour avoir de l’info sur les bus, je veux aller à St-Aubin, village d’où est originaire Charles. La femme de l’accueil souri en me revoyant, elle m’invite, un peu gênée de son propre enthousiasme, à passer derrière le comptoir pour voir sur son écran d’ordinateur, le fruit d’une recherche qu’elle s’est permise de faire après mon passage. Elle a trouvé un monument de Charles, à St-Aubin. Tout le monde s’est-il passé le mot pour jouer à la chasse au trésor avec moi? Vous qui me lisez encore rendu à ce moment du texte, êtes-vous un peu en train de jouer, vous aussi? Si seulement devenir adulte, c’était juste reprendre à nos parents le devoir de veiller sur l’enfant en nous… On pourrait un peu moins se questionner sur notre manière de faire « avancer » notre société.

Je débarque à St-Aubin, je trouve la marina, j’y fait de la réalité augmentée en imaginant les chantiers navals de Charles. J’espère qu’il les a déjà observé en étant fier, au prix qu’on a payé ses joujous…

Puis j’aperçois de loin, une grosse roche. C’est elle. Un monument, rien que pour toi, Charles! JERSEY TO THE GASPÉ, peut-on y lire. Ton voyage… le mien aussi. Je monte sur le podium, sans photographes, rien que pour moi, on dirait.

Charles, tu veux un chocolat chaud? J’arrête dans le pub de la marina. Je me commande une pinte bien fraîche et pétillante de « chocolat chaud ». Puis, je les vois me voir. Tout le monde est fucking bien habillé. Dans le stationnement, que des chars de luxe. L’île, aujourd’hui comme hier, c’est un univers de finance. Palmarès des plus grands paradis fiscaux au monde, depuis belle lurette. Moi, ça fait deux semaines que je cherche une stratégie pour laver la seule pair de pantalons que j’ai apporté (vous voyez le problème?)… pour raser ma barbe de vagabond. Mon sac à dos est un peu déformé par les provisions que j’ai attaché dessus comme sur un mulet. J’suis dans mon coin de la terrasse, à faire des nœuds sur une corde pour réparer un truc sur mon sac. Scène mile fois rejoué dans une marina mais, il y a cent ans… Est-ce qu’on existe ici, lorsqu’on n’est pas un géant de la finance? Puis je souris. Je me sens géant. Au plus grand d’une partie de moi-même. À ma table, il y a ces deux gamins, les pieds gigotant sous leurs chaises, du chocolat chaud chaque côté de la bouche, qui me remercient de les avoir laissés jouer ensemble aujourd’hui. Plus tard, Charles sera Monsieur Robin, et réduira mes ancêtres maternels à l’esclavage. Mais aujourd’hui, j’ai pris un peu le temps de l’aimer. La plupart de nos histoires classiques ne sont qu’un long détour pour revenir à la case départ avec un regard différent sur les choses. Tricotez-vous une phrase proposant que: dans la vie il n’y a pas de détours, et demandez-vous si vous vous en permettez souvent. Refaites jouer la tune de 1492, juste pour le style.

Pour voir le tracé du voyage:

Merci au Conseil des arts et des lettres du Québec pour son soutien au projet Colportage

4 commentaires

  • Odile

    Résilience historique au pays des puissants discrets…
    J’espère que tu vas pouvoir laver ton pantalon et passer un savon à ceux qui le méritent! Bonne suite de ‘voyage!

    • pat

      Pour la petite histoire: je me suis retrouvé accoté au comptoir dans un bar, à me faire payer une bière par un descendant d’une famille marchande qui a frayé dans le commerce de la morue dans le Golfe du St-Laurent. Moi, descendant des exploités! J’dirais pas que l’Histoire est quitte, mais c’est plein de bonne foi!
      :p

  • CHANTALLANDRY

    J’adore te lire, tu me fais rêver, moi qui adore voyager mais qui na pas les sous. Continue de donner des nouvelles.

  • Fabienne

    Merci Patrick d’avoir partagé avec nous ton aventure chez les bretons.
    Et quelle belle finale en m’ouvrant la porte sur 1492 , chanson que j’ai toujours aimée et oubliée dans un tiroir de ma mémoire . J’adore 😊